Le trésor des abbesses Read online




  Les aventures de Virgile

  Le trésor des abbesses

  Dépôt légal : juin 2009

  ISBN 978-2-35962-000-9

  Tous droits de reproduction, d’adaptation et de traduction intégrale ou partielle, réservés pour tous pays. Article L.3352 et suivants du Code de la Propriété intellectuelle.

  Charlène Mauwls

  Roman

  Les aventures de Virgile

  Le trésor des abbesses

  Éditions Ex Æquo

  BP 53

  91151 Étampes cedex 01

  www.editions-exaequo.fr

  Cette édition numérique créée par Audrey Keszek

  Le jeune homme penché sur une carte ancienne ressemblait à un bijoutier. Cela venait des bésicles qu’il avait sur le nez, pareilles à celles qu’utilisent les lapidaires. La blouse qu’il portait complétait l’impression de travail minutieux suggérée par son attitude studieuse.

  La trentaine, svelte et dynamique, c’était un très beau garçon. L’intelligence pailletait son regard brun et ses lèvres pleines rehaussaient son sourire. Grand et mince, d’allure sportive, il était toujours habillé comme pour aller dîner dans le monde. Il personnifiait le gendre idéal pour toutes les duègnes, et c’était un ami sûr, à l’esprit vif et cultivé, dont le goût avait été forgé par les meilleurs maîtres.

  À sa table de travail s’étalait une carte ancienne qu’il tentait d’interpréter depuis plusieurs heures. Elle était tracée sur une basane en assez bon état où se mêlaient des noms de lieux et des symboles artistiques figurant des monuments ainsi que des constructions particulières dans un méandre des pistes et des villages. Ce qui le motivait n’était pas de traduire les paragraphes en vieil araméen qui occupaient les marges de la carte, mais d’identifier avec certitude la zone qu’elle représentait.

  La sonnerie du téléphone effleura à peine sa conscience, tant il était accaparé. Il avait déjà vu ce style quelque part, mais où ? Sa mémoire encyclopédique commença à faire défiler les images sous ses paupières fermées…

  Et l’on cogna à la porte de son bureau. Grognart, son employé de maison, lui annonçait un appel téléphonique très urgent de monsieur de Saint-Just. Tant pis, il résoudrait l’énigme de cette carte plus tard.

  — Alors Oncle Saint-Just, cette urgence c’est quoi ?

  — Mon petit Virgile, bonjour ! Je suis désolé de te déranger, mais il faut absolument que tu viennes me voir avant 14 heures. J’ai un acheteur pour le manuscrit que tu m’as ramené l’autre jour de Trêves. Bien évidemment, je l’ai étudié et j’y ai trouvé un passage particulier que j’aimerais te montrer avant que je ne le remette à notre acheteur. C’est très important !

  — Hum ! Quand tu prends ce ton-là, c’est qu’il y a quelque chose d’intéressant. Tu es pire qu’un usurier quand il sent l’odeur de l’argent sur une affaire…

  — C’est vrai ! J’ai le flair pour tout ce qui touche aux antiquités, mais pour ce qui est de l’usure, je pense plutôt à Tontine qui vient encore de me ruiner au poker ; elle à beau être une très vieille amie, elle n’en est pas moins une amie qui me coûte cher…

  — Mais, mon oncle ! Tu joues au poker avec elle, mais tu sais bien qu’à chaque fois elle gagne… pourquoi continues-tu ?

  — C’est une tradition ! S’il faut cesser le poker du jeudi soir, où va le monde ? Et puis, c’est lorsque Tontine tient salon que je rencontre mes meilleurs acheteurs. Et tu sais bien que si on ne joue pas « sport » comme elle dit, elle est capable de nous imposer la roulette russe. Rappelle-toi comment elle a gagné la voiture qu’elle t’a offerte… Sinon elle nous ruine de réputation avec des allusions sur nos petits travers, nos petits secrets… ceux qu’elle nous arrache quand nous lui apportons son dû. Elle ne se contente pas d’empocher ses indulgences, mais il lui faut en plus un petit trésor à ajouter à son carnet de bal, comme elle dit. Avec ce fameux carnet elle oblige tout le gratin parisien à venir se ruiner à sa table de jeu, où l’on ne joue pas d’argent il est vrai… c’est bien pire ! On y joue tout le reste !

  — Qu’as-tu perdu cette fois-ci ?

  — Le petit triptyque byzantin sur l’adoration des mages que je comptais vendre à l’hôtel Drouot… eh bien, elle me l’a soutiré ! En plus de quelques secrets de transactions. Et le comble, c’est qu’elle va prêter cette merveille à la paroisse pour je ne sais quelle cérémonie. C’est le curé qui doit se frotter les mains ! Ah ! Je le vois bien, avec son air de petit saint, encenser l’air ambiant avec ses sermons et mettre en coupe réglée toutes ses ouailles pour leur accorder le pardon de leurs fautes. Ah ! Elle est belle l’absolution des pêchés ! Au prix où est le trafic de l’indulgence, il y a inflation galopante !

  — Allons, mon oncle, tu auras beau hurler tout ce que tu voudras, tu sais très bien que tu ne peux pas te passer de Tontine ni de son salon. D’ailleurs, tu le dis toi-même, tu y rencontres tes meilleurs clients… Dis-toi que tes pertes sont des dépenses de fonctionnement… tes frais généraux, quoi.

  — Bon… je t’attends.

  Durant tout le temps de la conversation, une ombre rapide et discrète s’affairait dans l’appartement de Virgile ; Grognart, tour à tour valet, secrétaire ou chauffeur, préparait le départ du jeune homme. Grognart descendait d’une illustre lignée de maîtres d’hôtel normands. On ne sait ce qui leur avait valu de figurer sous les traits du complice d’Arsène Lupin, mais ils portaient fièrement leur nom comme une bannière. Les Grognart avaient l’orgueil pointilleux et ne prenaient service qu’auprès d’employeurs capables de les mériter. Tontine incarnait ce privilège. L’adorable vieille dame avait illuminé la capitale durant un demi-siècle avec ses mondanités et si, l’âge venant, elle recevait un peu moins que jadis, elle savait encore attirer toute l’intelligentsia dans ses salons. Ses parties de poker étaient célèbres ; on y avait vu se ruiner de grands noms et s’y édifier des fortunes. Entre ses mains on avait vu passer bijoux, actes de donation, titres boursiers et secrets industriels ou politiques. Règle d’or… on ne jouait pas d’argent à sa table ; on n’y jouait que du patrimoine.

  Cette règle remontait à l’occupation allemande : Tontine, tenait salon dans le magnifique appartement de la rue Vivienne qui lui venait de ses parents, industriels belges décédés dans un accident d’aéroplane. Depuis quelques années, elle avait appris à jouer au poker et elle voyait chaque semaine à sa table de jeu ce que la capitale comptait de plus en vue en matière « d’hommes à marier ». Le « salon des miniatures » de la rue Vivienne était l’endroit où il fallait absolument être invité.

  Lors de l’occupation allemande, l’immeuble de la rue Vivienne fut réquisitionné ; cela n’avait rien d’étonnant. Mais Tontine n’était pas du genre à se laisser faire, et certainement pas à abandonner le salon des miniatures qui devait son nom à une admirable collection de portraits émaillés, de saynètes et d’enluminures. Ces trésors étaient arrangés dans des vitrines spécialement conçues, qui occupaient la totalité du grand mur. Pas question de quitter ce lieu, ni la collection de miniatures qui lui venait de sa mère ! Edmonde s’en fut à la Kommandantur avec l’ordre de réquisition à la main. Elle se fit recevoir par le colonel en charge du sacrilège et les négociations durèrent tout l’après-midi… L’appartement ne fut pas réquisitionné et le salon des miniatures resta le théâtre des fortunes plus ou moins bonnes de la société parisienne. Seul changement, on y voyait très régulièrement des messieurs en uniforme allemand qui ne rêvaient plus que de ces quelques mètres carrés où régnait la « Marlène de Paris ».

  Ce ne fut qu’à la libération que l’on sut le fin mot de l’histoire : Tontine avait proposé au colonel de jouer l’affaire au poker puisque « cela n’était pas très sportif de mettre une fe
mme à la rue, de la part du champion olympique qu’avait été Von Kruger aux jeux de 1936 ». L’orgueil piqué au vif, l’officier accepta la mise… et perdit au jeu. Il protégea Tontine durant toute l’occupation. Au cours de ces années, elle ne chôma pas : elle réussit avec sa table de jeu à gagner quantité d’œuvres d’art qui devaient partir vers Berlin… et elle les remit par la suite aux Monuments de France. Elle ne garda que les pièces qui avaient pour elle une valeur sentimentale ; celles qui avaient une histoire se mêlant intimement à sa vie.

  Elle garda toujours la même règle pour les enchères du jeu : pas d’argent ! Que des œuvres d’art, des bijoux, des titres, des renseignements et des secrets. Grâce au salon des miniatures, Tontine mena toujours un grand train de vie.

  Aujourd’hui, malgré son âge, elle était encore alerte et, femme de grande expérience, elle était une redoutable adversaire…

  Sa seule faiblesse, son petit-neveu Vivien-René-Gilles Herbeloup –surnommé Virgile–, dont elle était tutrice. En fait, Virgile n’était pas son petit-neveu, mais un arrière-petit-cousin. Les parents du garçon étaient la seule famille de Tontine et elle éleva Virgile à la mort de ces derniers… dans un accident d’avion.

  Autre règle à laquelle on ne peut déroger : on ne prend pas l’avion ! Ces ferrailles volantes vous prennent ceux que vous aimez… alors deux fois, soit ! Mais pas trois ! Virgile dut se soumettre à la cérémonie du serment : « je jure solennellement de ne jamais prendre l’avion ». Virgile n’eut jamais l’envie, le prétexte ou l’occasion de le faire… Tontine y veilla ! Dès son plus jeune âge, elle l’habitua à ne se déplacer que par voies terrestres ou maritimes. Grognart père fut chargé du petit garçon ; ensuite ce fut le tour de Grognart fils lorsque Virgile prit son indépendance à la fin de ses études. Tontine l’installa dans un superbe duplex construit par un architecte qui fréquenta un temps le salon des miniatures avant de disparaître… ruiné par un mauvais jeu.

  Virgile se prépara pour aller chez Saint-Just qui ne devait l’appellation d’oncle que par l’amitié qui le liait à Tontine. Saint-Just, dont personne ne connaissait le prénom avec certitude, avait fait la connaissance de Tontine et du salon des miniatures à la fin de la guerre. Il en était devenu l’un des familiers ; tour à tour quatrième au jeu, témoin dans le règlement des dettes d’honneur, confident ou confessé, mais en toutes circonstances ami fidèle et dévoué. Il initia Virgile aux arcanes du commerce d’antiquités après lui avoir fait réciter ses leçons à la petite école puis au collège. Il décida plus tard de prendre le jeune homme comme associé. N’ayant pas d’héritier, il voyait en Virgile la continuité d’une vie consacrée à la découverte et au commerce des trésors oubliés : Nécrologues enluminés, jades délicatement ciselés, armes anciennes, toiles de petits maîtres… et miniatures partant directement dans les vitrines de Tontine.

  Virgile avait été formé à l’école du beau !

  Saint-Just habitait au bout de la rue du Temple dans un petit immeuble dont il avait fait « l’acquisition » au salon des miniatures grâce à un jeu royal. Au rez-de-chaussée on trouvait les « découvertes » attendant preneur et à l’arrière les bureaux et les réserves. À l’étage se trouvaient les appartements.

  Virgile reposait le combiné lorsque son regard accrocha du coin de l’œil une petite patte griffue qui essayait d’attirer vers le bord de la table la carte qu’il étudiait un instant auparavant. L’animal se cachait. Seule, une patte agile tapotait la surface de la table tentant de voler l’objet tout en restant invisible. Virgile s’approcha sans faire de bruit, mais peine perdue…

  La boule de fourrure noire l’entendit venir et la chatte, de son air le plus innocent, lui offrit un magnifique bâillement. Elle se retourna sur le dos et montra son ventre rebondi d’un air de dire « gratte ! ».

  — Je n’ai pas le temps Shalimar, je dois sortir. J’aimerais bien savoir ce que tu veux à cette carte !

  En effet, Virgile avait déjà eu l’occasion de constater que Shalimar, qui touchait rarement à ses affaires, ne s’intéressait à un objet que lorsqu’un mystère s’y associait… qu’il y avait une énigme à résoudre ! Il s’amusait à l’utiliser quelquefois comme un médium utiliserait son pendule. Il ne réussit pourtant jamais à élaborer une théorie scientifique pouvant expliquer le phénomène. Il se contentait de tenir compte des fibrillations félines. La chatte résolvait des rébus !

  Virgile se demandait bien pourquoi Shalimar voulait à toute fin traîner la carte en dehors de l’espace de travail. D’habitude, elle respectait la règle de ne toucher à rien, pas même du bout de l’onglette ! Était-ce à cause de l’odeur particulière de l’objet ? Une chose étonnait Virgile dans cette carte : ce n’était qu’une copie ! Mais c’était aussi une véritable œuvre à laquelle on avait apporté un soin extrême. Cela avait attisé la curiosité de Virgile lorsqu’il l’avait acquise. Pourquoi avoir apporté tant de soin dans un travail de copiste à une époque où seuls les meilleurs scriptoriums fournissaient une telle réalisation ? Pourquoi ? Quel événement relatait donc ce vieux parchemin ? Car, il en était sûr, la carte n’était pas destinée à guider un voyageur, mais à conserver le souvenir d’un voyage. C’était Tontine, désireuse d’offrir des reliques à sa paroisse, qui lui avait demandé d’enchérir sur d’anciens documents comme celui-ci qui avait appartenu à l’ordre des Prémontrés, et fut vendu lors de la révolution. Bah ! Le mystère attendrait bien encore un peu. Pour l’instant, il allait chez Saint-Just. Avant, il ferait un crochet par la rue de Lappe pour se restaurer chez son amie Margot qui tenait une taverne bien connue des Parisiens.

  L’antre de la restauratrice possédait deux salles : l’une, donnant sur la rue, était réservée au tout-venant, à la clientèle du quartier et aux touristes à la recherche d’un lieu ayant quelque cachet ; l’autre avait sa propre entrée par le chartil de l’immeuble voisin. Cette seconde salle, connue seulement des amateurs, communiquait avec la première au moyen d’un étroit couloir aboutissant dans un coin sombre. Cette particularité avait permis à bien des convives de filer à discrètement lors de l’arrivée d’une épouse jalouse ou d’une maîtresse importune. Seuls les initiés de la deuxième salle connaissaient le secret. C’était pour la plupart des hommes puissants ; capitaines d’industrie, hommes d’état et de pouvoir et quelques artistes aussi. Tous avaient au moins deux points communs : leur goût pour la grande cuisine dans un cadre discret, loin des paparazzis… et d’avoir réussi l’examen de passage devant Margot… chose moins facile que de faire carrière. Margot était un personnage hors du commun que les meilleurs chefs respectaient et elle pouvait dire « non » aux grands de ce monde. Mais Margot avait un cœur d’or… Elle chouchoutait ses clients de première comme de seconde salle, déployant une énergie débordante pour satisfaire chacun. En plus de ses fabuleuses aptitudes culinaires, elle était douée d’une vive intelligence, d’un instinct sûr pour ce qui touchait à l’âme humaine et d’une discrétion sans pareille. Et elle avait un bon sens qui lui permettait de rivaliser avec les meilleurs psychologues quand il s’agissait de résoudre un problème de cœur ou d’affaires. Mais Margot, tout de douceur et d’affection, se montrait intraitable lorsque son instinct lui disait que tel ou tel n’avait pas les qualités morales requises pour s’asseoir à l’une de ses tables. Cette sélection faisait de la salle du fond un sanctuaire. On s’y sentait en sécurité, mais aussi en paix. Chaque convive se montrait affable et courtois, et les conversations étaient spirituelles et humoristiques. Pour chacun, un repas chez Margot était comme une véritable récréation. La « Taverne » était donc le club très fermé d’un certain nombre de dignitaires et décideurs. Tous se connaissaient, et si les hasards de la vie les mettaient en concurrence, la trêve était assurée lorsque l’on passait la porte. Virgile était l’un des habitués de ce temple de la gastronomie et Margot le considérait comme un membre de sa famille. Il pouvait venir sans réserver ; il y avait toujours une place pour lui. Quand la salle était bondée, il aimait manger sur un petit
guéridon dans un angle de la salle et écouter le bruissement des tablées. Ces jours-là, Margot sortait de sa cuisine et aidait au service. C’était pour lui l’occasion d’échanger avec elle ses impressions de voyage, de parler de son travail, de ses projets, comme tout le monde le faisait à la « Taverne ». Il ressortait de ces moments, plus ragaillardi que par une semaine de vacances. Margot lavait les têtes, s’était esclaffé un prélat qui avouait avoir souvent du mal à laver les âmes.

  Peu après l’arrivée de Virgile, Margot sortit de sa cuisine pour le prendre dans ses bras. Les baisers sonores qu’elle lui appliqua étaient chargés de tendresse et de parfums d’épices ; ils lui firent chaud au cœur. Cet accueil le réconciliait toujours avec l’existence et le genre humain.

  — Tu manges, Petit ? Viens, je vais te faire une place. Où étais-tu ? On ne t’a pas vu depuis une quinzaine, au moins.

  — À la chasse, Margot, comme chaque fois que je manque une semaine à venir te voir.

  — C’était si important ? Parce que tu as loupé de bonnes choses ici.

  — oui, cela valait le voyage. Je suis allé à Trèves pour Saint-Just et au retour j’étais à une vente aux enchères pour Tontine. Mais aucune table ne valait la tienne !

  — Ah ! Tu me fais plaisir. Bon, ne bouge pas… je te sers. Au fait, qui est-ce que tu traînes après toi ?

  — De qui me parles-tu Margot ?

  — De celui qui a essayé de rentrer derrière toi… Il lorgnait pour voir où tu t’installais. Il ne semblait pas honnête. Tu as des ennuis mon Petit ? Si c’est ça, tu peux me le dire, tu sais…

  — Non, Margot, je te remercie. Je ne vois pas de problèmes à l’horizon… mais si tu dis que je suis suivi… ils vont peut-être venir ces problèmes. Je transporte quelquefois des objets de valeur, mais dans ces cas-là je les dépose directement chez Saint-Just. Je ne vois pas ce que cet individu pourrait me vouloir…